Gérard Rouzier reçoit Titus Jacquignon, doctorant en sociologie à l’Université de Montpellier.
Une émission diffusée initialement le 9/03/2013 sur radio
Fréquence Protestante (CD en vente). Sa durée est d’environ 55 minutes.
Le plan de l’émission :
– Brève présentation de Titus Jacquignon, doctorant en sociologie à l’Université de Montpellier.
– Qui est Marcel Jousse ?
– Il a bien connu Teilhard de Chardin. Quels sont leurs parcours respectifs et les raisons de leur différence de notoriété ?
– Quel est l’apport de la pensée de Jousse pour nous aujourd’hui ?
– Introduction à 2 thèmes importants chez Jousse :
– Pause musicale : chant traditionnel russe (Boris Christophe).
– Lecture du premier extrait de cours, au sujet du bavardage
– Commentaire de cet extrait en lien avec l’enfance de Jousse.
– Marcel Jousse dans le contexte des recherches pédagogiques après 1918 (Montessori, Steiner…)
– Le lien entre la pensée de Jousse et le chant des bateliers de la Volga ; la création des récitatifs d’Évangile par Jousse et G. Desgrées du Loû.
– Suite de l’extrait de cours : protégez la spontanéité de l’enfant
– Explications sur le mimisme chez l’enfant et ses conséquences pédagogiques.
– Retour actuel à l’intelligence du corps ; la redécouverte de Jousse dans les milieux artistiques et universitaires, à la faveur de démarches interdisciplinaires.
– Textes de référence pour en savoir plus.
Extraits de cours de Marcel Jousse
Pour les besoins de l’émission de radio, Titus Jacquignon a sélectionné et parfois composé un enchaînement différent à partir des extraits du cours. N’ayant pas dans ce document écrit la contrainte de durée, nous restituons ici des extraits plus complets que ceux lus, en notifiant les coupures que nous faisons. La numérisation de la transcription originale du cours est accessible sur les CD-ROM édités par l’association Marcel Jousse.
Premier extrait du cours à l’école d’anthropologie le 3/03/1936, « Le Style oral de l’enfant » :
Introduction : Jeu corporel et jeu oral
Il y a dix minutes si, au lieu de monter ici, j’étais allé dans un Jardin d’enfants, j’aurais, pendant la récréation trouvé tous ces petits Mimeurs dans toutes les positions normales, c’est-à-dire, à quatre pattes mimant le chat grimpant, c’est-à-dire mimant l’écureuil, étendant les bras, c’est-à-dire mimant le corbeau ou l’aigle qui leur a été ce matin, décrit au jardin d’enfants…
J’ai eu un autre plaisir : celui de monter ce vénérable escalier branlant que vous connaissez bien et pour lequel je remercie tout l’héroïsme des auditeurs. En traversant le vestibule, j’ai eu comme vous, un tout autre aspect que celui que j’aurais eu au Jardin d’enfants. Nous avons là des crânes d’une sagesse multimillénaire pour certains. Quand je suis entré ici, je me suis dit : je vais trouver tout autre chose évidemment que ce que j’ai vu là sous les vitrines, mais je vais trouver aussi tout autre chose que ce que j’aurais vu au Jardin d’enfants. Je vais avoir des anthropoï à la civilisation la plus parfaite qui se puisse rêver puisque c’est la nôtre, et donc sages comme des images.
Cette sagesse que je m’attendais à trouver au fond de mon rêve, le test objectif ne me l’a pas révélé. Et j’ai eu la grande surprise, qui n’est pas accoutumée, de constater qu’ici on n’était pas plus sage qu’au jardin d’enfants. M. Chesneau va me dire tout de suite :
“Mais pardon, M. le Professeur je n’étais pas à quatre pattes en train de faire mon petit chien et pour lequel l’autre jour, j’ai plaidé en faveur de l’intelligence des chiens…Vous vous rappelez que je vous ai dit que si mon petit chien était là, il protesterait contre vous ! Eh bien, aujourd’hui constatez tout de même que si je plaide pour mon petit chien, je ne plaide pas en faisant le geste caractéristique de mon chien.”
De même que telle de mes auditrices qui a un chat qu’elle aime beaucoup, n’a pas fait le chat perché sur le coin de l’estrade…
Donc, vous me dites que vous êtes sages ! Permettez-moi de vous dire que je n’en suis pas convaincu du tout. C’est qu’en effet, vous êtes plus diplomates que les petits enfants du Jardin d’enfants, mais vous êtes exactement pareils, seulement vous avez la manière ! Au lieu de jouer avec tout le corps, tout votre corps, vous avez laissé le grand jeu global et vous l’avez transporté, sur votre petit mécanisme laryngo-buccal. Et vous jouez là des choses encore bien plus mouvementées
que celles que j’aurais pu voir chez les petits enfants de trois quatre ou cinq ans.
Seulement, vous avez donné le primat à un phénomène social très important.Vous avez réduit votre jeu. Vous êtes des joueurs tout autant que les enfants, mais des joueurs de mécanismes
oraux. Et encore une fois, laissez-moi vous le dire, sur ce point-là ,vous n’êtes pas plus sages que les enfants. Il n’est guère possible à un être humain d’être à coté d’un autre – et surtout à côté de plusieurs autres – sans subir le besoin de professer.
C’est qu’en effet, l’anthropos est non seulement un animal mimeur, mais il est aussi – et j’en sais quelque chose et vous aussi qui en êtes les victimes – un animal professeur.
Dès qu’ il peut avoir en face de lui un autre être humain, l’anthropos se fait tout de suite professeur. Et si j’étais malicieux – ce que je suis pas – et si j’avais voulu avoir un test expérimental – ce en quoi je ne crois guère – je serais venu m’installer tout à côté de M. Rémy Lussol pendant le quart d’heure qui a précédé ma leçon et j’aurais écouté.
On m’aurait fait à l’avance, des petits cours soit d’anthropologie, soit de diplomatie, soit de pédagogie, soit de tout autre sujet beaucoup plus intéressant que l’anthropologie, puisque ce sont les vôtres… Et vous m’auriez montré, véritablement montré, par la vigueur de votre vocabulaire que vous aviez été à la montagne, que vous aviez fait des parties de chasse extraordinaires et même à un moment donné votre langage n’étant pas suffisant, votre main, cette terrible main, serait venue jouer le geste de l’enfant.
Le petit enfant a subi, comme nous tout jeunes, cette étrange transformation, cette étrange transposition du mécanisme gestuel global dans le mécanisme oral. Très vite, il n’a plus eu la possibilité de jouer, de jouer à quatre pattes, ni même de jouer à deux pattes. Il ne peut plus. Vous croyez qu’il va se considérer pour longtemps satisfait ? Pas du tout. Être mimeur par excellence, il va faire comme nous. Ne pouvant plus, à tout instant, jouer à tout, il va tout le temps parler de tout. Il va être ce que nous appelons un bavard.
L’enfant est un bavard, disons-nous. Encore une fois, je ne vais pas être de votre avis. Et je vais essayer de défendre l’enfant en trois points, comme pour les choses graves, car je crois que c’est très grave en effet.
Je voudrais vous montrer :
I. ce qu’est le langage parlé chez l’enfant
II. ce qu’est devenu ce langage parlé dans les milieux ethniques
III. ce que pourrait devenir ce langage parlé parmi nous si nous en connaissions bien le mécanisme.
I. Ce qu’est le langage parlé chez l’enfant
Le langage de l’enfant, nous n’y faisons pas attention, puisque nous sommes des êtres qui nous suffisons. Nous avons lu beaucoup de livres, nous avons compulsé tous les dictionnaires possibles, donc nous n’avons rien à apprendre de l’enfant.
Aussi, quand l’enfant est sous notre gouverne, nous ne faisons qu’un seul geste : c’est de le faire taire. Si vous êtes invité à une table quelconque – cela m’arrive quelquefois heureusement – je m’aperçois qu’il y a autour de moi deux sortes d’anthropoï : il y a les anthropoï petits, et puis il y a les anthropoï grands. Je vous avoue que j’aimerais surtout parler avec les anthropoï petits. C’est une étrange manie peut-être. Mais pour moi, l’anthropos petit à ce grand avantage : c’est qu’il a quelque chose de spontané. C’est la vie. L’anthropos grand, il y a tant d’années que nous l’avons rencontré dans tous les journaux, revues, dictionnaires, réunions, congrès, tout ce que vous voudrez, qu’il en est devenu banal.
Eh bien, quelque soit l’intérêt que je puisse avoir pour l’anthropos petit, cet anthropos petit est immédiatement réduit au silence. Avant le repas, je suis arrivé un quart d’heure, dix minutes à l’avance, suivant les règles de la politesse puérile et respectable, j’ai commencé à parler avec l’enfant qui est tout de suite venu à moi de confiance quand il a vu que je m’intéressais à lui. Quand il a vu tout le cérémonial de la table, il n’a pas jugé que ma tête avait beaucoup changé du fait que j’étais assis au lieu d’être debout ou accroupi à côté de lui, il a donc repris pour moi son petit mécanisme de récitations en style parlé. Il me disait qu’il avait des soldats, que son canon partait à 3m 50 enfin, des quantités de choses passionnantes.
A peine le commencement de la portée du canon allait être donnée, que le papa ou la maman ou la tante, ont immédiatement contraint le petit anthropos à se taire. A partir de-ce moment-là, j’ai eu la conversation sociale que je connais depuis un certain nombre d’années (et vous aussi).
Ce petit anthropos qui a tant de choses « à lui » à dire, se tait. Et pendant une heure, quelquefois deux heures, il doit subir cette étrange chose qu’il ne comprend pas – pas plus que les autres d’ailleurs – qu’on appelle une conversation de grands anthropoï (grands, dans tous les sens du mot, si vous voulez).
Il est évident que ce petit anthropos “bout” d’être réduit au silence. Si nous étions à sa place, nous en ferions autant et peut-être même que nous quitterions la table. Lui, la garde, parce qu’il y a du dessert à la fin, c’est peut-être pour cela que nous restons aussi. A ce moment-là, le repas étant terminé, on envoie le petit enfant promener parce qu’on prend des liqueurs. Qu’est-ce qui va se passer ?
1- Bavardage explosif de l’enfant
A ce moment, le malheureux petit gamin (ou la petite gamine, sur ce point là, ils sont égaux) va trouver la gouvernante ou la cuisinière, ou n’importe qui, et se produit alors le phénomène normal que j’appelle : le bavardage explosif.
C’est qu’en effet, cet enfant qui est toute action parce que toute énergie, parce que toute vie grandissante, a une somme énorme d’activité à dépenser. Or, vous n’avez pas voulu le laisser dans un sujet qui l’intéressait et en face d’un homme qu’il intéressait – qui était moi dans l’espèce. A ce moment-là, il était tout à fait sage. Ses raisonnements étaient merveilleux, ses métaphores me serviront mercredi prochain au laboratoire pour montrer ce qu’est le petit anthropos spontané, véritable créateur de métaphores et de termes exactement collés.
On ne l’a pas laissé faire son véritable langage ? Il va faire ce que nous faisons lorsque nous avons été énervés par un cours qui ne nous intéressait pas (ce qui est quelquefois l’aventure). Alors, dans une sorte de détente nerveuse, de décrispation, c’est une verbigération de toutes sortes de choses.
Vous avez cela dans le petit anthropos, le petit enfant. Il ne peut pas subjuguer héroïquement tous ses mécanismes qui déflagrent malgré lui, hors de lui. Il ne le peut pas. Même pour nous, cette inhibition est presque impossible. Comment-voulez-vous que l’enfant puisse l’avoir ?
Alors, il va sortir n’importe quoi et n’importe comment pourvu que cela explose ! Et c’est à ce moment-là qu’on nous montre les enfants. On nous dit : “J’ai un enfant impossible. Tenez, regardez-le, j’ai été obligé de le corriger. Je suis très bon pour lui, mais je veux qu’à table, il se tienne bien, surtout quand on a des invités. “
Le petit enfant va donc être montré à son moment le plus détestable, lorsqu’il est exacerbé, c’est-à-dire après avoir subi la torture d’une conversation de grandes personnes. Mais à ce moment-là , l’enfant n’est plus lui-même ! C’est l’enfant terrible, le “bavard”, celui qu’on nous montre lorsque le maître s’absente pendant deux minutes, et qu’il retrouve sa classe, pérorant, criant, bavardant à qui mieux mieux. Ne croyez-vous pas que si votre classe était intéressante, l’enfant attendrait votre retour tranquillement. Mais vous êtes tellement ennuyeux, qu’alors il y a explosion !
Vous aurez cela toujours, même quelquefois pendant les cours des professeurs. Et c’est pour cela que c’est extrêmement difficile d’être professeur ! Si l’intérêt se détend ,vous voyez immédiatement les professeurs individuels qui vont s’aboucher deux à deux et trois par trois. C’est cela qui est redoutable quand on voit que la dame d’en face avec la demoiselle du coin se fait plus intéressante que le professeur !
C’est précisément ce besoin formidable de détente qui se joue dans ce que nous avons chez nous la permission de jouer : le langage laryngo-buccal. C’est extrêmement important. Tout ce qu’on nous dit des enfants repose sur cette incompréhension fondamentale : L’enfant n’est pas “bavard” ! Mais c’est un curieux formidable qui sait regarder ce qui l’intéresse, et qui sait parler de ce qui l’a intéressé. Je vous avoue que le grand enfant qui vous parle en est encore là. »
iiExtraits du même cours, pages suivantes, sur le jeu et la spontanéité :
« Nous avons vu l’importance de cette grande question fondamentale du développement de l’enfant par le Jeu. Le Jeu, c’est la préhension des gestes de l’Univers, et l’aboutissant de ce jeu, c’est le laboratoire d’un de Broglie [physicien français]. L’enfant, le petit anthropos de Broglie qui cassait tout, retourne après des années, tout casser dans le monde des atomes. C’est la même chose. Seulement, quand il était petit, on ne le laissait pas faire. Quand il est grand, il fait ce qu’il veut, et on le déclare un homme de génie… Je crois que lui en est tout aussi ignorant qu’avant, parce que tous les vrais savants, ce sont de grands humbles.
Cet homme qui nous donne de si formidables leçons, n’est arrivé que parce qu’il est resté enfant et qu’il a regardé les mécanismes se monter et se démonter devant lui.
Voilà ce que nous réclamons pour l’enfant. Laisser les mécanismes du Réel se monter en lui par tous ses mimèmes : [gestes] manuels, laryngo-buccaux, oculaires, auriculaires. [lecture d’un extrait de la partie III] Que tout puisse jouer. Et alors tout va jouer dans des mimodrames différents. Mais ne parlez pas d’éléments moteurs dans un cas et d’éléments sensoriels dans l’autre. Tout est moteur. Il n’y a que des gestes dans l’anthropos, qu’ils soient petits ou qu’ils soient grands, qu’ils soient conscients ou qu’ils soient inconscients.
Malheureusement, nous n’avons, dans notre milieu social, pour faire l’intercommunication, donc pour manifester aux autres anthropoï ce qui se joue en nous, qu’un seul mécanisme : le langage parlé.
Ce langage parlé a donc la possibilité d’être tout ou de n’être rien. Rien si ce n’est, pour l’enfant, qu’une explosion nerveuse, une détente de son organisme. Il revient effectivement à l’état du petit anthropoïde qui, poussé par une musculature déflagrante, tressaute dans sa cage, comme vous pouvez aller le constater. Et vous dites alors : “Mon petit enfant est malin comme un singe “… Bien sûr ! mais c’est vous qui l’avez fait redevenir anthropoïde. Lui ne demandait qu’une chose : c’était d’avoir du Réel qui l’intéresse et d’avoir quelqu’un à qui exposer son Réel. Comprenez donc que les Professeurs en sont encore là ! Que rêvons-nous donc ? C’est d’avoir en face de nous des auditoires pareils à celui que j’ai en face de moi. Nous n’aimons pas parler devant des bancs vides. Nous ne sommes pas faits pour cela.
Or, le petit enfant n’a pas ce que nous avons. Qui donc écoute l’enfant ? Qui donc va le monter petit à petit par le dedans ? par lui-même ? Oh, nous ferons de beaux livres : “La narration chez l’enfant”, “Le Style chez l’enfant”. Mais qu’est-ce que c’est le Style chez l’enfant pour vous ? C’est celui que vous voudriez introduire chez l’enfant. Je n’en veux pas de votre style ! Laissez donc l’enfant se développer par spontanéité, orientez-le seulement, c’est autre chose !
Quand le petit enfant a cette possibilité, il n’est plus bavard. Il expose et explose, vous n’avez que la différence d’une lettre dans l’articulation et dans la graphie. Mais dans la réalité, c’est un monde !
Où allez-vous saisir l’enfant qui n’est pas un bavard, mais qui suit les contours du Réel ? Je dirais avec Mme de Luppé : dans le laboratoire du chercheur. C’est là qu’il faut suivre le savant. Le savant est véritablement lui-même quand il est en face de son Réel à lui, qui l’intéresse.
Le Réel de l’enfant, vous l’avez seulement dans son Jeu, ce jeu qu’on nous propose de canaliser sous forme de Jeu dramatique pour arriver, dit M. Chancerelle, à rénover l’Art dramatique en France ! Nous avons bien autre chose à faire qu’à faire servir l’enfant à rénover l’Art dramatique en France ! Rénovons d’abord la Vie dans l’intelligence et nous verrons après. C’est là la grande question. Nous nous amusons à nous amuser ! L’enfant joue à exprimer son Réel. Quelle différence entre cet essai de Jeu dramatique de Léon Chancerelle et ce que nous faisons, nous actuellement à notre Laboratoire de rythmo-pédagogie.
On ne sait pas où l’on va, ne sachant pas d’où l’on part. On n’a rien compris… rien. On n’a aucune base anthropologique. Alors, on va s’amuser ! On va faire des Jeux dramatiques alors qu’il faudrait faire des Jeux scientifiques, c’est-à-dire mimo-pédagogiques partant d’un Réel intussusceptionné.
La grande loi elle est là : c’est le Mimisme. Alors orientez ce Jeu mimo-pédagogique vers une élaboration de la Pensée. Il n’a pas d’autre but que cela .
A des enfants qui meurent de faim, au lieu de ce pain qu’ils réclament, vous donnez des gaufrettes ou des biscuits Lulu. Il s’agit bien de cela ! Faisons bien attention ! Il ne s’agit pas de faire jouer les enfants pour renouveler votre Art dramatique. Il faut laisser jouer les enfants pour avoir demain une Science objective. Laissez se préparer les découvreurs de demain. Si nous voulons avoir d’autres de Broglie, et il y en a, peut-être pas par milliers, mais par dizaines parmi les enfants qui sont autour de nous. De grâce, ne les tuez pas en les réduisant au silence dans vos repas des grands anthropoï… Protégez leur spontanéité. »
(…)
2 – La verbalisation accompagnatrice
« L’enfant joue, mais il n’a pas “avec qui causer”, direz-vous. Je n’aime pas votre mot. Il ne cause pas. Il s’instruit. Il se fait son petit professeur lui, l’animal professoral.
Regardez-le en face de la grenouille. Le dialogue, si j’ose dire, s’échange entre la grenouille muette et l’enfant mimeur et pas tout à fait muet… Ces phrases m’en disent beaucoup plus que vos essais de petits jeux dramatiques !
C’est qu’en effet, l’enfant est l’Inconnu. Nous ne savons pas comment l’enfant voit les choses, ce qui l’intéresse dans les choses, ce qui justement, va guider ses recherches de demain. Il verbalise précisément, les gestes qui l’intéressent et il les verbalise d’une façon stupéfiante d’acuité, de netteté , de précision. » (…)
« Remarquez bien que sous mon apparence de critique aigu, je suis la bienveillance et la bienfaisance même pour l’enfant en face du Réel. Toujours mon leit-motiv va être ceci : “Laisser l’enfant en face des choses.” La grande pédagogie de l’enfant doit se faire en face des choses.
Qu’est-ce qui m’a amené ici devant vous ? Vous croyez que ce sont mes maîtres ? Si je suis ici devant vous, c’est que j’ai regardé depuis mon enfance, les enfants jouer. C’est le Jeu de l’enfant qui m’amène ici. Et c’est avec cela que la Psychiâtrie est renovée, que la Psychologie s’oriente vers
des voies nouvelles, que l’orientation vient s’ajuster à nos méthodes, et la Pédagogie devra venir aussi s’y ajuster. Voilà à quoi aboutit une méthode anthropologique…
3 – La composition stylisée
Cette Verbalisation accompagnatrice de gestes correspond à ce que vous appelez : la Rédaction (chose qu’il ne faudra faire intervenir que beaucoup plus tard, nous le verrons ) et que moi j’appelle la Narration orale stylisée, la Composition stylisée. L’enfant n’a jamais la permission de s’exprimer, je dirais même “de se faire valoir “. (…) [passage sur le jugement social envers l’orgueil de l’enfant].
Il faudrait que l’enfant ait la possibilité d’apparaître devant vous et devant d’autres personnes sympathiques pour raconter ce qu’il a vu, ce qu’il a fait. Il a déjà ses expériences à lui, à sa mesure d’enfant.
Cette narration orale quand elle est faite par un enfant qui n’a pas été déformé, elle est parfaite. Elle emprunte ce mécanisme que nous allons étudier, ces gestes propositionnels simples très courts
ces balancements spontanés qui correspondent à ses Jeux balancés, et ces sortes d’ensembles globaux qui correspondent à son Jeu global. C’est tout ce que nous cherchons dans une leçon. Qu’est-ce donc qu’une leçon d’un maître ? Le grand Jeu d’un Professeur qui n’a pas oublié d’être enfant. Et c’est pour cela que vous m’écoutez et que vous quittez vos travaux pour venir chercher, non pas ce que j’ai imaginé devant les livres, mais ce que j’ai été chercher tout vivant dans l’enfant.
II – Ce qu’est devenu le langage parlé dans les milieux ethniques
Il serait intéressant, pour nous guider, nous aider, d’aller (…) voir, dans les milieux ethniques, ce qu’on a fait de cette grande force de l’enfant qui est, chez nous, immédiatement paralysée.
Nous ne laissons pas à l’enfant la possibilité de faire son petit cours, de raconter ses découvertes de les styliser, de les balancer, de les composer : “Prends une plume et fais-nous une rédaction sur un tel sujet.”
D’autres civilisations, heureusement, n’ont pas été contraintes et astreintes dès l’enfance à cet esclavage de la plume, dans tous les sens du mot. Là, règne le Style oral appuyé, soutenu par une expression corporelle traditionnelle que nous avons, nous anthropologistes, à étudier. (…) »
« III. Ce que peut redevenir ce langage parmi nous
En face de tous ces bricolages qu’on appelle “les néo-pédagogies”, nous allons avoir simplement à prendre l’enfant dans cette caractéristique que vous avez vue tout à l’heure : ces Gestes propositionnels très courts.
1 – Propositions courtes et balancées
“Et il monta de là vers Bethel.”
C’est tout, mais donné avec ces balancements :
“et il était montant sur le chemin”
Voilà ce que l’enfant vous fait, malgré vous, quand il récite son Racine :
“Oui , je viens dans son temple adorer l’éternel
Je viens selon l’usage antique et solennel…”
Et cela continue… Il a la chance d’avoir un Racine qui est resté fidèle à la grande loi anthropologique donnée par Boileau et tellement attaquée maintenant comme trop monotone :
“Que toujours, dans vos vers, le sens coupant les mots,
Suspende l’hémistiche, en marque le repos.”
Et quand Victor Hugo a dit :
“J’ai disloqué – ce grand niais – d’alexandrin.”
il est tombé dans le mécanisme à trois phases que le pauvre Hugo ne soupçonnait pas :
“Il était grand. Il était pur. Il était beau.”
Comme quoi “Difficile est naturam exuare“. Chassez le naturel, il revient au galop ; même dans Victor Hugo…
C’est cela que tous les faiseurs de catéchismes et de manuels devraient connaître. Avoir en face de soi des enfants et leur faire réciter le style macaroni de vos catéchismes alors que vous avez à votre disposition ces formidables choses !
On a des livres qui veulent gloser ce style ! “L’Évangile pour les enfants“. Laissez donc les enfants dans ce style de l’Évangile qui est le leur et ne les empêchez pas de l’apprendre avec vos délayages.
2- Épisodes successifs
En plus de ces propositions simples et balancées des grands gestes humains, nous aurons cette verbalisation par épisodes que nous avons appelées : Récitatifs.
L’enfant vous fait cela spontanément. Quand il peut être lui, il vous développe les faits : “Cela a commencé comme ceci “… “Cela a continué comme cela et a fini comme cela.”
Vous dites qu’un enfant dit tout à la fois… Pardon. C’est que vous ne l’écoutez pas… Mais laissez-le parler, donnez-lui son temps. C’est comme si vous me disiez : ” Vous n’avez que cinq minutes, développez votre sujet “… Ce serait maigre ! Or, l’enfant dit tout en même temps parce qu’il n’a pas, devant lui, une carafe et un verre d’eau et une heure !
3- Le Langage parlé en ensembles harmonieux
Avec ce grand mécanisme simple du Geste propositionnel, ce mécanisme balancé par binaires ou ternaires, ce mécanisme successivé par scènes, nous allons avoir la grande tragédie qu’est la Composition.
L’enfant, sur ce point -là, n’a aucune espèce de leçon à recevoir de nous. Il sait très bien comment raconter une chose qui l’intéresse. C’est pour cela que maintenant, les grands écrivains vont écouter les enfants. Nous avons besoin de fraîcheur et de pureté. La simplicité enfantine, c’est le Réel parlé en fonction des choses.
Le vrai professeur, c’est celui qui a l’audace de ne pas faire de phrases, d’apporter seulement du réel avec toute sa grande musculature arquée sur les choses.
Et si je voulais actuellement en une sorte de synthèse boucler ma leçon, je reprendrais la grande phrase palestinienne en la changeant un peu :
“C’est de la bouche des enfants que viendra le Style parfait”. »
[Fin du cours]