Que de changements dans notre univers technique et médiatique depuis les derniers cours de Jousse dans les années 1950 ! Chaque génération d’enfants a grandi dans un monde différent de celui de ses parents, et ce n’est pas terminé ! L’anthropologie du geste et du rythme de Jousse – aussi appelée anthropologie du mimisme – est donc appelée à se renouveler dans l’observation et la prise de conscience des transformations induites par notre entrée dans l’ère numérique.
L’Association Marcel Jousse a souhaité mettre en avant ce thème lors d’un séminaire public qui a eu lieu samedi 18 novembre 2023 à Paris et en visioconférence.
Nous partageons ici les vidéos des présentations réalisées à cette occasion. Nous pourrons aussi compléter cette page au fil du temps avec d’autres contributions et ressources.
Voici quelques questions en toile de fond de notre réflexion.
- Comment la méthode et la terminologie joussiennes peuvent-elle nous être utiles pour mieux comprendre nos usages des médias, des techniques et des technologies, ainsi que les effets qu’ils ont sur nous, tant qu’individuellement que culturellement ?
- En quoi ces évolutions sociales, mais aussi scientifiques et techniques, nécessitent-elles de reprendre la pensée de Jousse en la complétant ou la rectifiant – comme il y invitait lui-même ses auditeurs ? « Retournez au réel, mes paroles ne sont que des panneaux indicateurs… »
- Le modèle de l’anthropologie joussienne – le mimisme – replace au centre de la science, de la société et de la culture, l’Homme vivant et mouvant en son expression multimodale. Cette pensée actualisée peut-elle servir de base à une critique de certaines de ces évolutions technologiques et des idéologies qui les accompagnent ? Peut-elle proposer une alternative pratique ?
Titus Jacquignon : une introduction
Thomas Marshall
“Sentir et voir le numérique en dessous des mots”
Thème annoncé dans le programme du séminaire
Cette présentation propose un essai d’utilisation de la méthode de l’anthropologie du geste pour décrire ce que sont les technologies numériques, en dessous des mots conventionnels utilisés pour les nommer : quels sont leurs gestes caractéristiques et leurs gestes transitoires ? De quoi sont-elles des gestes analogiques ? Quelles histoires nous racontent le vocabulaire du numérique ? L’industrie numérique met-elle en place une stratégie de colonisation culturelle ? Je partirai de mon expérience pour prendre conscience de ce que le mimisme humain fait du numérique, et ce que le numérique fait du mimisme humain. Il sera question de simulation, de simulateurs et de simulacres.
Le texte de la présentation avec des compléments
Rémy Guérinel
“Une prise en main artisanale des outils numériques – de la machine à écrire augmentée à la bureautique digitale”
Thème annoncé dans le programme du séminaire
Mon expérience professionnelle a constitué principalement à accompagner des collaborateurs en entreprise face au changement technologique. Le déploiement des nouvelles applications, qualifiées successivement de micro-informatiques, de bureautiques, de numériques et de digitales, a été progressif, ininterrompu et constamment accéléré. Ma recherche sur l’approche anthropologique singulière de Marcel Jousse s’est faite en parallèle.
Mon milieu professionnel a été pour moi un “laboratoire de prise de conscience”. Mon approche singulière actuelle sur ces sujets se résume en un fait simple : ces éléments “virtuels” nouveaux peuvent être considérés comme des outils à prendre en main comme un artisan traditionnel prend en main un outil face à un matériau brut. Cette analogie se révèle être le fil conducteur de ma pratique.
En cela, rien de neuf, “l’homme est un complexus de gestes”. Face à la nouveauté, il s’agit plus ou moins de monter des gestes nouveaux, dans le changement, de les démonter et de les remonter. Par contre, ces nouveaux outils et matériaux, moins visibles, sont plus complexes à saisir et à empoigner.
Muriel Roland
“De l’homme sans geste au monde sans homme ? Technique versus technologie”
Thème annoncé dans le programme du séminaire
L’inachèvement natif de l’Anthropos, en le privant de comportement d’espèce (instinct naturel), l’oblige à apprendre par le geste mimique, un comportement culturel constitué de « techniques du corps » (Marcel Mauss), les unes universellement humaines (verticalisation, bipédie, langage), les autres propres à sa communauté (langue, savoir-faire quotidien et artisanal, tradition).
Si c’est bien « la Technicité qui fait l’homme » (André Leroi-Gourhan), que nous nous auto-produisons nous-mêmes par le geste interactionnel, quelles sont les conséquences du surdéveloppement des technologies exosomatiques, rendu possible par le numérique, qui font de nous les exécutants d’un monde préfabriqué dans lequel nous nous trouvons sommés de vivre dans une réalité que nous ne pouvons plus co-œuvrer, ni somatiser par le geste ? N’est-ce pas là la promesse d’une réduction drastique des savoir-faire, savoir-être, savoir-sentir et savoir-penser humains que cette même technologie se propose alors « d’augmenter » par ses propres avatars (algorithmes, IA, smart cities, QR codes, nano-puces sous-cutanées, implants cérébraux, robotisation, etc.) ? Si, comme le dit Marcel Jousse, « le geste, c’est l’homme », que peut-il advenir de lui s’il est privé du geste ?
Gabriel Bourdin
“Pensée gestuelle et algèbre numérique”
Thème annoncé dans le programme du séminaire
Jousse a conçu le déroulement de la pensée humaine comme une séquence de styles expressifs. Cette séquence n’est pas linéaire. Les styles expressifs concourent, se chevauchent et fusionnent en unités mimodramatiques multimodales. L’anthropologie du geste reconnaît l’interaction de ces styles dans l’humanité d’aujourd’hui, même si les ressources gestuelles de l’expression et de la pensée sont souvent atrophiées par la pédagogie moderne de tradition livresque. En effet, et malgré l’algébrose de la pensée moderne et écrite qui prévaut dans la société occidentale ou occidentalisée, l’individu moyen reste une manifestation plus ou moins congruente de tous ces modes d’expression combinés. Sauf handicap éventuel ou carence psychosociale et éducative, nous pouvons encore tous chanter, danser et inventer de petites histoires comiques lors d’une fête. Cependant, le spectre de la déshumanisation par ce que l’on peut appeler une civilisation technologique basée sur des circuits logiques-numériques nous guette. L’anthropologie du geste peut-elle nous apporter de la lucidité face aux promesses de l’idéologie transhumaniste et de ses applications technologiques ?
Résumé de la présentation en français, espagnol et anglais
Le texte préparé pour cette communication (Ajout le 18/09/2024)